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En Quête ou Enquête de Foi ?

Le christianisme est-il une religion de la vérité ? [Alateia]

© Collection Dagli Orti/Aurimages - Vision de saint Augustin dans son cabinet d'humaniste, par Vittore Carpaccio (1465-1525).

© Collection Dagli Orti/Aurimages - Vision de saint Augustin dans son cabinet d'humaniste, par Vittore Carpaccio (1465-1525).

TRIBUNES

Le christianisme est-il une religion de la vérité ?

Cyrille Michon - Publié le 09/07/21

La rencontre entre la foi et la philosophie n’a pas été épargnée par la crise de la vérité. En s’acceptant comme religion qui dit la vérité, le christianisme se range du côté de la raison, sans se réduire à une connaissance théorique ou à une morale.

La conception traditionnelle de la foi comme adhésion vitale, mais aussi intellectuelle à la vérité révélée, s’appuyait sur le modèle plus général de la connaissance humaine comme appréhension des vérités objectives sur le monde, sur l’homme et sur Dieu. À ce titre, elle a pu rencontrer la philosophie et donner lieu à un exposé et à un approfondissement (la théologie classique), dont saint Thomas d’Aquin fut longtemps le héraut, reconnu comme tel par le magistère catholique. Le siècle passé a vu se produire une érosion du thomisme dans l’Église, et l’enseignement de la philosophie dans la formation des futurs prêtres, par exemple, s’est diversifié au point que des philosophies incompatibles entre elles et avec la philosophie scolastique, ont désormais droit de cité, voire ont supplanté le modèle classique. La question se pose donc de savoir, sinon à quel saint, du moins à quel philosophe ou à quelle philosophie se vouer. On pourrait ainsi parler d’une « crise » de l’enseignement de la philosophie dans l’Église, au sens d’un moment qui réclame jugement et décision pour ne pas laisser la perplexité et le doute envahir les esprits.

Une crise de la vérité

Mais la question de la vérité pour le christianisme, et plus encore celle de la vérité du christianisme, dépasse de loin celle de la philosophie qui devrait être enseignée dans les séminaires. Elle tient en particulier à une « crise de la vérité » dont une source est certainement le relativisme qu’a renouvelé l’apparition des sciences humaines, le sens de l’historicité et de la relativité des cultures, des civilisations et des religions (Dilthey). Cette crise de la vérité tend à mettre le christianisme en perspective comme une conception parmi d’autres de la réalité transcendante, mais ne pouvant en donner qu’une connaissance partielle (le côté du visage de Dieu tourné vers l’Europe, selon Troeltsch). 

  • La conception d’une vérité objective, révélée à quelques-uns et gardée par l’institution, est ainsi dénoncée comme dangereuse, et comme une déformation du message chrétien.

La théorie de l’évolution brouille l’idée du Créateur, les progrès des méthodes historiques mettent en cause notre image de l’Église naissante et de Jésus-Christ lui-même. La vérité n’est pas seulement mise à distance, elle est aussi dans une certaine mesure dévalorisée. Si elle peut rester l’objet, plus ou moins approché, de la science, elle n’est pas l’essentiel du christianisme. Dostoïevski fait dire à son personnage qu’à choisir entre le Christ et la vérité, il choisirait le Christ. Depuis le XVIIIe siècle, les prétentions d’une réduction de la religion à l’éthique et du christianisme à la morale évangélique ont été nombreuses. Cette réduction favoriserait la réunion des religions, et nous garderait du fanatisme. La conception d’une vérité objective, révélée à quelques-uns et gardée par l’institution, est ainsi dénoncée comme dangereuse, et comme une déformation du message chrétien. La nouveauté de l’Évangile serait ainsi d’avoir pensé la vérité comme amitié (Vattimo), et d’avoir affirmé le primat de la charité, au point de mettre en cause l’idée de foi comme connaissance et de rejeter une doctrine qui ne serait pas purement pratique.

Le défi lancé par le relativisme

Dans la conférence « Vérité du christianisme ? »,  qu’il prononça à la Sorbonne, dans un colloque à la veille de l’an 2000, le cardinal Ratzinger a cherché à donner quelques éléments de réponse au défi lancé par le relativisme à la prétention chrétienne d’atteindre et d’enseigner la vérité. Il a notamment insisté sur la conception primitive du christianisme d’être la religio vera, et de se ranger du côté de la philosophie et non des diverses religions. Suivant la typologie de Varron, saint Augustin distinguait la théologie mythique, celle des poètes qui racontent la vie des dieux dans des livres de fables, la théologie civile qui organise le culte dans les cités et se trouve être l’œuvre des peuples, et la théologie physique, discours des philosophes sur la réalité divine à partir de la connaissance de la nature. Alors que les deux premières sont tenues pour relatives à leurs auteurs, et ne prétendent finalement pas tant à la connaissance qu’à certaines pratiques sociales (théâtre et sacrifices), la dernière s’attache à développer un discours vrai sur la réalité ultime, au point de pouvoir être taxé d’impie parce qu’elle critique la religion. Et il fait du christianisme une théologie physique, un discours sur Dieu qui prétend à la vérité, et rejoint la philosophie dans la critique des dieux et des cultes païens.

Le développement du dogme

Dans le cadre du cycle de conférence de l’Institut thomiste « Vérité du christianisme, j’ai repris à mon compte plusieurs analyses de cette conférence, et notamment l’idée que le christianisme des origines a pensé l’unité de la théorie et de la pratique, la traduction dans les mœurs de son message d’amour, et qu’il a fait converger la révélation naturelle ou cosmique du Dieu de la philosophie et la révélation historique que rapporte la Bible et qui culmine avec l’Incarnation du Logos divin. J’ai aussi essayé de montrer qu’une tradition intellectualiste a pu mettre un accent exagéré sur la foi comme connaissance et sur l’adhésion théorique à la révélation chrétienne comme condition du salut (« Hors de l’Église point de Salut »).

L’apparition tardive de l’histoire comme discipline et du sens de l’historicité des pratiques et des croyances explique en partie que l’exposé traditionnel de la foi catholique ait longtemps fait peu de place à cette dimension historique. Cela n’a pas empêché l’Église, dans un passé récent, d’accepter l’idée même de développement du dogme (Newman) ou l’usage de la méthode historique dans la lecture des Écritures (Lagrange), après avoir admis progressivement une lecture spirituelle des textes de l’Écriture dont la lettre est incompatible avec les données de la science (Galilée). Ce faisant, elle n’a pas relativisé tout le message chrétien, mais fait progressivement le partage entre des conceptions et des pratiques relatives à un état de la culture et celles dont la portée transcende les limites historiques. Cette progression elle-même est une illustration d’un tel partage.

Une religion qui dit la vérité

Cette leçon, qui n’est pas encore complètement tirée, doit pouvoir être aussi appliquée au rapport que la foi chrétienne entretient avec la philosophie, ou avec telle philosophie particulière. Avant d’entrer dans le détail des comparaisons, de l’évaluation des mérites respectifs, du caractère historique limité ou au contraire de la portée métaphysique intemporelle de telle pensée philosophique et théologique, il importe d’abord de mettre en évidence que le christianisme mérite le titre de religio vera (à la fois comme une religion qui est vraiment religion, et comme religion qui dit la vérité). La réflexion sur les implications d’une telle qualification conduit à mieux apprécier la particularité de la foi chrétienne et celle de son rapport à la philosophie.

Pour aller plus loin : les conférences en ligne « Christianisme et vérité philosophique » de l’Institut thomiste.

Lire aussi :

© Vivida Photo PC - shutterstock - Le Christ victorieux

© Vivida Photo PC - shutterstock - Le Christ victorieux

TRIBUNES

Le christianisme n’est pas un fatalisme

Père Jean-François Thomas, sj - Publié le 01/06/21

L’effacement apparent du christianisme n’est pas une surprise, il est inscrit dans l’histoire du Salut. L’homme de foi sait, lui, que Jésus est revenu.

La mort de Dieu ayant été décrétée depuis longtemps, ses ennemis ne voient pas sans rage subsister les vestiges de la religion exécrée. Régulièrement des prophètes de malheur annoncent aussi, parfois y compris au sein de l’Église, la disparition intégrale du christianisme, de sa foi et de son idéal. Le dernier en date fut le très médiatique Michel Onfray qui considère que le déclin de notre civilisation occidentale révèle la faillite de ses racines qui sont chrétiennes. Il a raison d’éprouver une sorte d’horreur pour notre époque si peu soucieuse de transcendance, et il n’a pas tort dans bien des aspects de son analyse de l’éclipse de l’Église. Bien sûr, il ne peut aller au-delà de ce constat puisqu’il n’est pas croyant et sa vision n’est que naturelle et historique. 

Dans les temps mauvais

Celui qui croit sent encore plus rudement, jusqu’au fond de ses entrailles, l’écroulement du monde et la disparition des racine chrétiennes. Il en est glacé de tristesse et d’épouvante. Il ne restera cependant pas spectateur passif, sauf à être lâche, et s’y opposera de toutes ses forces afin de sauver son âme du chaos. Le croyant pourrait devenir fou car il entend et contemple la parole de la Croix, mais seuls ceux qui se perdent, comme le rappelle saint Paul aux Corinthiens, tombent dans la folie. Perdre la raison pourrait, en tout cas, être la conséquence du poids qui pèse ainsi sur les épaules de l’homme de foi assistant au naufrage de ce en quoi il croit, mais, justement, cette foi le sauve de la chute abyssale et de la désespérance. Il faut plus que les textes pieux, les sermons, les actes officiels de l’Église, les déclarations magistérielles pour garder la tête hors de l’eau dans les temps mauvais. L’or de la foi y est soumis à une purification qui fait éprouver la misère des damnés et la douleur de tous les souffrants, ceci à l’image de Notre Seigneur. Tel est le lot terrestre des saints. Même en ne frôlant pas la sainteté, toute vie de croyant, le plus ordinaire, est frappée du sceau de cette compassion avec les humiliés du monde.

Le christianisme a-t-il échoué ?

Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, cet écrivain tout feu tout flammes, expira en prononçant ces paroles : « Ah ! Je m’en souviendrai de cette planète ! » Chacun d’entre nous s’en souviendra d’ailleurs, tout au moins celui qui aura pris la peine de se laisser percer par les flèches du temps et d’en éprouver à la fois l’amertume et la saveur gourmande. Le croyant s’en souviendra pour l’éternité et il ne pourra demeurer insensible au sort des hommes dans la béatitude. Avec l’immense cortège des élus, il ne cessera d’implorer et d’intercéder. Mais en attendant, les pieds dans la boue et les mains pas plus pures, que peut-il ressentir au spectacle du monde ? Une tentation récurrente sera de considérer que le christianisme a échoué, même si le Christ a vaincu. Les ennemis de l’Église les plus farouches ne se lassent pas de souligner que son histoire a toujours été ainsi, plus teintée de sang et d’injustice que de larmes et de charité. Les siècles ont tous connu l’hypocrisie, l’avarice, la soif de domination, la violence au nom de Dieu, les conflits guerriers entre frères. De tout ce fatras peu reluisant, on aura beau jeu d’extirper quelques êtres d’exception, cela ne pèse pas beaucoup dans la balance, d’autant plus que ces saints ont souvent été persécutés par l’appareil, les grandes machines ecclésiales, et les Cauchon de toutes les générations sont demeurés confortablement installés, florissants et rubiconds. Jeanne la Pucelle, en un temps ô combien chrétien en comparaison au nôtre, ne fut guère récompensée et honorée et fut livrée à des flammes politiques et religieuses qui ne sont guère à la gloire de l’Église.

  • L’horreur des temps ne remet pas en cause le règne et la victoire du Christ.

Il suffit aussi de comparer l’Occident contemporain à celui qui se construisit jusqu’au XVIIIsiècle sur des fondations chrétiennes. La conclusion qui essaie de s’imposer est que le christianisme a abandonné, contraint et forcé, les commandes, signe qu’il n’était qu’un épisode parmi d’autres de l’histoire humaine et qu’il va s’effacer totalement après s’être lentement effrité. Les grands de ce monde peuvent encore l’utiliser à leur profit en le dénaturant, tel Napoléon regardant l’Église comme une « gendarmerie spirituelle », ou tel Gambetta, reprenant Peyrat, dénonçant le cléricalisme comme ennemi lorsque les prêtres et les évêques ne s’inclinent plus devant le pouvoir étatique. Le christianisme est toléré s’il est vidé de sa substance et de son sang, rien d’autre. Certaines voix s’ingénient à nous faire croire qu’il faut en faire son deuil et accepter sans broncher cette disparition.

Un monde sans Dieu

Alors, il faut se dresser et redire que l’horreur des temps ne remet pas en cause le règne et la victoire du Christ. Point besoin d’être « complotiste » pour se rendre compte que le monde n’a jamais autant développé les techniques de mort, les moyens de contrôle mentaux et physiques des personnes, la surveillance, la manipulation des esprits, l’abêtissement des masses, l’hémorragie de la vie spirituelle et du sacré, tout ceci dans un but unique : le triomphe du Malin contre le vrai Dieu. Saint Jean a déjà tout dit et tout écrit à ce sujet. Il suffit de méditer l’ApocalypseL’apôtre a reçu la révélation de la bataille de l’Antéchrist, de l’instauration de fausses religions prenant l’apparence de la vérité. Le rêve d’un certain romantisme est devenu réalité. Stendhal jubilerait à notre époque, lui qui écrivait : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. S’il existait, il faudrait le fusiller. » Dans les siècles les plus bouleversés de notre histoire subsistaient encore les saints, les miracles, la pierre angulaire du Christ, une même foi partagée par tous. 

Désormais la Parole est profanée et tout va dans un sens identique pour nous éloigner des misérables résidus de notre héritage chrétien. Non seulement le christianisme est moribond mais le Christ est jugé à l’aune de notre puissance diabolique. Ernest Renan n’hésitait pas à affirmer dans sa fameuse Vie de Jésus : « Jésus-Christ ne fut pas Dieu ; il fut la plus grande espérance qui ait jamais traversé la pauvre humanité. » Désormais tous les courants séculiers et toutes les fausses religions s’unissent pour une épiphanie nouvelle, sortie tout droit de l’intelligence dévoyée des hommes libérés des contraintes du bien. L’insistance contemporaine sur la fusion des religions et sur la création d’un État mondial source de paix pour tous, montre à quel point l’Église du Christ est reléguée aux oubliettes. Non seulement l’humanité se divinise mais elle construit une nouvelle divinité à sa mesure, un Dieu qui ne viendra pas lui mettre des bâtons dans les roues et qui, bien au contraire, l’encouragera dans sa course mortifère.

La clé de la Révélation

L’homme de foi ne doit pas se laisser prendre à ce piège conduisant au fatalisme. Il possède la clef qui ouvre à la signification de tous les événements, et cette clef est la Révélation. Le poète jésuite argentin Leonardo Castellani, analysant l’horreur des temps, aboutissait à cette conclusion que tous les croyants ne peuvent que partager :

Contrairement à ce qu’on raconte, le monde n’est pas du tout aveugle : il voit de travers — ce qui, de toutes les façons de voir, est de loin la pire. La clef des faits qui l’assiègent et l’étourdissent lui fait défaut. Où est cette clef ? Ici : tout ce qu’il y a d’exact dans ces faits a déjà été exactement prévu et prédit dans l’Écriture. Les Prophètes ont dit juste : Dieu était avec eux. Mais les Prophètes ont ajouté autre chose : Le Christ revient. Si le monde actuel va si mal, c’est que le Christ avait raison.

Si nous croyons vraiment, nous ne pouvons que demeurer dans l’espérance, sans naïveté, sans lâcheté, sans passivité. L’effacement apparent du christianisme n’est pas une surprise, il est inscrit dans l’eschatologie. Notre foi doit redevenir eschatologique, ceci afin d’être convaincus de nouveau que le Christ n’a pas encore refermé le Livre et que Lui seul possède le dernier mot.

 

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TRIBUNES

La pensée chrétienne peut-elle éclairer la recherche philosophique ?

Marine Guerbet - Fr Thomas J White op - Publié le 19/05/21

Le lien entre christianisme et vérité philosophique n’a rien d’une évidence. Pourtant, la Révélation chrétienne assume la recherche humaine d'explication. En ce sens, elle approfondit le dialogue entre philosophes et croyants, au lieu de le dissoudre.

Certains penseurs soutiennent que pour les chrétiens, la philosophie a été rendue obsolète par le Christ. Saint Paul n’a-t-il pas dit : « Alors que les Grecs cherchent la sagesse, nous, nous prêchons le Christ crucifié… puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 22-24) ? Ainsi, seul le Christ a révélé la vérité sur Dieu et manifesté notre véritable vocation : devenir enfants de Dieu. De fait, face au message chrétien, les sagesses du monde paraissent faire pâle figure, essais inachevés, donnant une image de Dieu et de l’homme mutilée, et surtout incapables de mener vers Dieu. 

  • Le christianisme est la « vraie philosophie », qui donne une explication renouvelée, purifiée, plus profonde du monde.

Aussi tentante que soit une telle vision, elle ne représente pas le cœur de la tradition de l’Église primitive. Au IIe siècle, saint Justin faisait déjà appel aux aspirations des philosophes grecs pour créer un « espace » culturel au christianisme. Les Grecs recherchent une compréhension philosophique ; dans la même lignée, le christianisme est la « vraie philosophie », qui donne une explication renouvelée, purifiée, plus profonde du monde. En d’autres termes, la Révélation chrétienne respecte et assume la recherche humaine d’explication et, en ce sens, approfondit le dialogue entre philosophes et croyants, au lieu de le dissoudre. 

La Création parle à l’intelligence de l’homme

La Création elle-même est un grand livre écrit par la sagesse divine qui peut être lu par tout être doué de raison, et les philosophes y lisent beaucoup de choses. Justin a parlé à cet égard des cultures préchrétiennes dotées de « semences du Verbe » en utilisant le mot grec Logos : des semences de sagesse divine, ouvertes au mystère transcendant du Christ. Ce faisant, il imitait un procédé que l’on trouve dans l’Écriture : la reprise et l’assimilation d’idées philosophiques grecques est à l’œuvre dans la Bible elle-même, par exemple dans le livre de la Sagesse ou l’Évangile de Jean. 

De grandes figures patristiques comme Grégoire de Nazianze et Augustin ont poursuivi ce processus d’assimilation et de réception critique de la philosophie préchrétienne, qu’ils ont mis au service de leurs réflexions théologiques. Par la suite, à l’époque médiévale, les théologiens ont été confrontés à la pensée aristotélicienne, qui proposait une explication convaincante du monde sans le secours de la foi, et montrait que les êtres de la nature ont en eux-mêmes une certaine autonomie que la raison peut naturellement découvrir. Une philosophie rationnelle, distincte de la réflexion théologique sur le contenu de la foi, semblait alors pour beaucoup possible et légitime. 

Le dialogue entre la foi et la raison

Comment donc formuler ce lien entre la nouveauté du christianisme récapitulée par la personne de Jésus et la vérité philosophique au sens strict ? Saint Thomas d’Aquin est connu pour sa synthèse magistrale du rapport entre foi et raison, distinguant sans les séparer l’apport de la foi et ce que la raison a naturellement la capacité de découvrir. Avec lui, nous pouvons dire, primo, que l’intelligence humaine est naturellement faite pour connaître les réalités qui l’entourent, à la portée des cinq sens, et remonter jusqu’à leurs causes ultimes. Elle peut ainsi connaître sans l’aide d’une révélation ce monde visible et aussi y discerner que l’invisible est au fondement du visible, que toute la beauté et la bonté qu’il contient est l’œuvre d’une intelligence créatrice et même d’un amour créateur.

  • Dieu appelle les personnes qu’il a créées à partager sa vie personnelle et veut les rendre pleinement bienheureuses en les conduisant vers lui.

Secundo, que cependant, même pour ce qui est de soi accessible à la raison, plus la vérité est profonde, plus elle est difficile à atteindre, d’autant plus que l’homme est affaibli par sa condition mortelle et sa propension au péché. Tertio, l’intelligence humaine est proportionnée aux réalités du monde sensible qui l’entourent. Elle peut comprendre qu’il existe des réalités spirituelles, vivantes et agissantes, mais elle ne peut les « voir » ; et surtout Dieu et ses desseins lui sont inaccessibles. Or Dieu appelle les personnes qu’il a créées à partager sa vie personnelle et veut les rendre pleinement bienheureuses en les conduisant vers lui.

Dieu vient donc « parler » dans la Révélation pour révéler à tous, savants ou non, leur identité, leur destinée et les moyens d’y parvenir ; dans le Christ, l’homme découvre la profondeur de sa vocation et un double « abîme » (Pascal) : la misère de l’homme pécheur et surtout la grandeur de la miséricorde divine.

Le rôle des penseurs chrétiens aujourd’hui

« Tirer de son trésor le nouveau et l’ancien » : voilà ce que doit faire un bon intellectuel chrétien, selon ce qu’a dit Jésus lui-même (Mt 13, 52). De nos jours, cet idéal médiéval d’une harmonie entre foi et raison peut sembler un rêve inaccessible, ou l’illusion d’une époque révolue. Le projet des sciences modernes occupe une place centrale dans l’université contemporaine ; les traditions philosophiques de l’ère moderne sont complexes et diverses. Nombre d’entre elles, depuis l’époque des Lumières, sont marquées par un profond scepticisme quant à la possibilité d’une révélation divine, mais aussi quant à la possibilité d’une compréhension réelle et d’une analyse causale du monde dont nous faisons l’expérience de manière plus immédiate. 

L’étude de l’histoire de la philosophie peut nous laisser plus perplexes qu’intellectuellement stimulés. En même temps, la philosophie moderne s’est concentrée, peut-être plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, sur des problèmes qui ne peuvent laisser personne indifférent : la personne et sa dignité, la liberté, l’existence et la singularité.

Répondre aux questions du monde contemporain

Le chrétien dispose d’atouts majeurs que beaucoup de ses contemporains n’ont pas : la lumière du Christ qui sert de phare à l’intelligence ; la certitude que la vérité existe et qu’il est fait pour la connaître. De plus, il est accompagné d’une « nuée de témoins » qui l’ont précédé, parmi lesquels Augustin et Thomas ont une place privilégiée. À ceux-ci nous pouvons ajouter le riche ensemble de philosophes et théologiens contemporains, marqués par la tradition intellectuelle chrétienne, qui explorent les relations entre foi et raison dans notre moment culturel complexe. L’intellect se développe souvent précisément lorsqu’il est mis au défi, et nous vivons aujourd’hui une époque de grands défis intellectuels, non seulement pour les chrétiens mais aussi pour tous ceux qui cherchent une compréhension philosophique plus profonde. 

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Caroline Léna Becker - Public Domain Allégorie de la logique, Paulus Bor.

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AU QUOTIDIEN

Pour échapper à la bien-pensance, apprenez à bien penser

Père Jean-François Thomas, sj - Publié le 15/11/19

Pourquoi les bien-pensants, qui pensent comme tout le monde, critiquent les bien-pensants, qui ne pensent pas comme il faut ? Pour échapper à la bien-pensance et à tous ses adorateurs serviles, le moyen salutaire est d'apprendre à penser.

Il est devenu à la mode, à tout propos, de dénoncer ceux qui sont ligotés au pilori comme « bien-pensants » (et tous les termes similaires qui s’y appliquent). Cela finit par donner de l’urticaire car ces nouveaux moralisateurs de tous poils, aussi bien dans le monde civil que dans la sphère politique et le cercle religieux, lapident en fait le plus souvent leur propre image reflétée dans le miroir. Le problème n’est pas neuf mais il tend à prendre des proportions dangereuses, ce type de condamnation sans quartier permettant de faire l’impasse sur ce qui est nécessaire, et tellement oublié et négligé, à savoir le « bien penser ».

Comme il faut et pas comme il faut

Il est trop facile, simplement à partir d’opinions provenant d’émotions et de passions et non point de réflexion sage et posée, de cataloguer ceux qui essaient d’utiliser encore une certaine raison et logique comme des êtres étroits, rigides, recroquevillés et intolérants. L’histoire des hommes montre que la bien-pensance touche d’abord ceux qui veulent épouser la marche folle du monde sans prendre le temps du discernement et de la critique selon des catégories rationnelles. Les bien-pensants seraient ceux qui ne regardent pas sans méfiance les contorsions du Malin pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes. On leur reproche de ne pas savoir lire les signes des temps, d’être à la traîne, de croire encore qu’il existe des principes moraux naturels et intangibles. Le bien-pensant est d’abord montré du doigt comme celui qui refuse d’être comme tout le monde.

En ce sens, saint Jean-Baptiste est décapité parce que bien-pensant, ne bénissant pas l’adultère et le concubinage sous le prétexte qu’il s’agissait là d’un cas particulier ou bien au contraire d’une règle communément admise et pratiquée. Or le prophète est toujours un homme qui se dresse contre les bien-pensants parce qu’il pense bien, vrai et juste. Léon Bloy, dans son Exégèse des lieux communs, note à propos de cette banalité, « être comme il faut » : 

« Règle sans exception. Les hommes dont il ne faut pas ne peuvent jamais être comme il faut. Par conséquent, exclusion, élimination immédiate et sans passe-droit de tous les gens supérieurs. Un homme comme il faut doit être, avant tout, un homme comme tout le monde. Plus on est semblable à tout le monde, plus on est comme il faut. C’est le sacre de la Multitude. »

Incapable de penser par lui-même

Contrairement à une idée fort répandue, le bien-pensant n’est pas celui qui perpétuerait une race honnie de pharisiens supposés, de nostalgiques de l’ordre, d’obsédés du passé et de la discipline. Il est celui qui est incapable de penser par lui-même, qui se contente de rabâcher ce qu’il entend, de copier ce qu’il voit, d’agresser ce contre quoi il ne possède aucun argument puisque, justement, il a abandonné depuis des lustres toute méthode raisonnement, toute logique permettant d’analyser, de synthétiser et d’émettre un avis qui soit autre qu’une opinion flageolante. Dans une de ses lettres, Georges Bernanos écrivait : « À quoi bon faire courir aux bien-pensants de droite ou de gauche le risque — mortel pour leur espèce — de penser une fois par eux-mêmes ? » Bernanos s’y connaissait en bien-pensants, lui qui n’a pas craint d’écrire La Grande Peur des bien-pensants, cri de révolte contre les idoles qui entraînaient la France dans le gouffre.

Apprendre à penser…

Pour échapper à la bien-pensance et à tous ses adorateurs serviles, le moyen salutaire est d’apprendre à bien penser. Rares sont aujourd’hui les pédagogies qui opèrent ce travail d’initiation et d’inspiration. Aristote n’est guère aimé. Il n’est plus qu’un nom, encore prestigieux, mais sa logique, qui façonna pendant tant de siècles notre Occident païen puis chrétien, est entreposée, sauf exceptions, dans les réserves poussiéreuses de notre musée de la raison. Son Organon est pourtant un puissant instrument de travail (puisque tel est la signification du mot grec). Les six livres de ce maître ouvrage sont une école du « bien penser », notamment grâce aux Catégories qui forment la première partie.
Ce n’est pas par hasard si saint Thomas d’Aquin proposa cette logique d’Aristote comme prémisse à toute philosophie et comme méthode pour toute connaissance rationnelle. Ces hommes ne se contentaient pas d’approximations, de jugements passionnels, de sensations superficielles. Comme le rappelle le Docteur angélique dans la Somme théologique (Ia-IIae, qu.90, a.1, ad 2um: « Dans la raison spéculative sont premièrement la définition, deuxièmement l’énonciation, troisièmement le syllogisme ou l’argumentation. »

Les bien-pensants qui critiquent les bien-pensants ont abandonné ces principes de base. Leur prise de parole n’est plus constituée que de lieux communs, d’imprécations, d’opinions bancales, de slogans idéologiques. Elle est avachie car elle ne possède plus ce tuteur qu’est la logique, pour reprendre l’image thomiste, tuteur pour raisonner en vérité.

…et à parler à bon escient

Le catholique bien sûr n’échappe pas à la règle commune, mais il serait injuste de l’accabler sans cesse et de le soupçonner systématiquement d’hypocrisie et d’intolérance lorsqu’il témoigne fermement et courageusement de sa foi. La bien-pensance fait des ravages dans ses rangs lorsqu’il n’est pas capable de se taire, lorsqu’il expose en public la moindre de ses opinions sur toutes sortes de sujets, la plupart sans intérêt et d’autres trop pointus pour permettre un commentaire raisonnable. Dans Les Enfants humiliés, Bernanos souligne que « les catholiques parlent et écrivent beaucoup, ils écrivent et parlent énormément, il est permis de craindre qu’ils ne parlent et n’écrivent que trop. Sur le plus mince événement — fût-ce un collage de M. Sacha Guitry ou une épidémie de furonculose — nous sommes sûrs d’avoir dès le lendemain matin, au petit-déjeuner, le point de vue catholique ». 

Cela s’applique aussi au plus haut niveau d’autorité, dans n’importe quelle institution. Le chef n’a pas intérêt à parler en dépit du bon sens. S’il doit s’exprimer à contretemps, il est nécessaire que sa parole soit précédée par la réflexion logique, le silence et la prière. Sinon, ses interventions deviendront rapidement relatives. Dans la parole humaine de Notre Seigneur, rien n’est relatif, tout est habité d’absolu car le Christ n’a pas laissé s’exprimer des émotions, des passions ou des opinions. Il a livré la vérité, ce qui est juste et beau, ce dont Il était habité, sans réserve.

À d’autres, l’obsession des bien-pensants

Faut-il être effronté pour soutenir que les autres sont des bien-pensants simplement parce qu’ils ne partagent pas notre commune tiédeur ! Les bavards ont toujours le dernier mot. Ils poursuivent de leur hargne celui qui a le malheur de ne pas partager leur enthousiasme de quatre sous pour ce qui est à la mode et qui passe. La lutte contre les supposés bien-pensants cache généralement la haine de ce qui est absolu, de ce qui ne peut pas bouger d’un iota, de ce qui ne dépend pas de nous, de ce qui est hors d’atteinte de nos sous-entendus et de nos crachats. Nul n’a le droit de se sacrer chevalier pour écraser les bien-pensants qu’il a fichés lui-même. Lors du Jugement, nous serons tous reconnus comme des bien-pensants qui ont souvent mal pensé, mal fait usage de notre pensée.
 

Nous n’aurons plus alors le loisir de tendre un index vengeur vers les rigides et les pharisiens que nous aurons poursuivi de notre acharnement, de façon irrationnelle et passionnelle, durant toute notre existence. Ils seront peut-être nos juges ou assis déjà en divine compagnie, alors que nous aurons à attendre devant les guichets fermés. Larmes et grincements de dents pourraient être notre lot à force de ne pas avoir su aimer. Apprenons à bien penser afin d’aimer la vérité, d’éviter l’erreur, de combattre le péché et laissons à d’autres l’obsession des bien-pensants.


Lire aussi :
Frédéric Laupies : « La philosophie conduit au seuil de la foi »

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